Mars 2016
Depuis quelques temps, une image me trotte dans la tête : La jungle de Calais. Lieu sur le point d’être démoli pour la énième fois. Les français sont divisés en deux à son sujet : Quand une moitié y voit un camp rempli ras la gueule de pauvres gens fuyant leur pays dévasté par la guerre et la famine, tout en subissant les persécutions racistes et la maltraitance, l’autre moitié perçoit ses occupants comme des profiteurs, des voyous mal éduqués et des violeurs.
Je ne suis pas de ceux qui prennent parti aveuglement selon la vision d’untel ou untel. Les personnes restent malléables et têtues, qu'elles veulent le bien ou le mal, elles se battront généralement bec et ongles en restant persuadées qu’elles ont raison. Personnellement, qu’il s’agisse de Calais ou de n’importe quel autre sujet, je préfère me renseigner directement puisqu’on n’est jamais mieux servis que par soi-même.
Partant de ce constat, Jules, un ami en double cursus sciences politique et sociologie, et moi décidons d'aller passer deux jours dans la « jungle » pour rencontrer les migrants.
Premier jour.
Il est 7 heures du matin lorsque l’on gare la voiture dans un champ de boue faisant office de parking. La police et les CRS sont présents et barrent la route. Nous leur demandons s’il y a un problème quand ils se présentent devant nous.
- Qu'est- ce que vous venez faire ici ?
- On vient faire un reportage photo et interroger les migrants sur leur situation ici.
- Cartes d’identités. »
On les leur présente. Après avoir noté nos noms, ils ajoutent : « À partir de ce point nous ne sommes plus responsables de quoi que ce soit. Quoi qu’il vous arrive, vous ne viendrez pas vous plaindre. » Ils nous rendent nos cartes. Jules et moi échangeons un regard, leur faisons un signe de tête et les dépassons.
La brume serre le bidonville au creux de ses bras, comme la misère enlaçant le désespoir. Sortis du champ, les chaussures crottées, nous nous engageons sur une route qui semble longer des habitations de fortunes : murs en palettes, toits en taules et isolation faites de bâches ou toiles de jute. Nous ne savons pas à quoi nous attendre, des migrants nous guettent depuis les étroits passages sinueux formant des méandres de gadoue et de détritus. Tous les regards sont dénués de sourire. Tous sauf un. Au loin, un type nous sourit et nous fait signe depuis sa « porte ».
Seul contact « humain » depuis notre arrivée, nous allons à sa rencontre. Il parle un anglais relativement pauvre mais nous comprenons qu'il vient du Soudan. Il nous fait entrer dans son abri. A l’intérieur, il nous fait comprendre que son unique souhait est de se rendre en Angleterre. La France ne l’intéresse pas, la langue française est difficile à apprendre et le Soudan est une ancienne colonie anglaise. Il lui semble donc plus logique de s’y exiler.
Il nous montre sa main dévoilant un doigt explosé.
- Qui a fait ça ?
- La police française pendant une descente dans la jungle.
Un coup de matraque lui a pété le doigt. Pourquoi ne va-t-il pas se faire soigner ? Parce que les associations ne prodiguent des soins qu'aux migrants ayant déposé leur empreinte digitale. Ce qu’il a refusé, puisque le dépôt signifierait adieu l'Angleterre.
Nous lui disons au revoir et sortons de son abri. Dehors, le temps a changé, la brume a tiré sa révérence, laissant place à une pluie fine et piquante typique du Nord, accompagnée d’un vent à décorner les bœufs pour mieux nous fouetter le visage.
Nous rencontrons du personnel associatif, et leur demandons s’il y a des endroits à éviter, si des gens seraient plus à même de nous recevoir que d’autres, etc. Ils nous envoient balader.
Au loin, des gamins jouent au foot et ni une ni deux, nous entamons un match endiablé France-Nigeria, à l’issue duquel la France essuie une lourde défaite.
Un migrant s'approche de nous pour engager la conversation. Jules est tout sourire, heureux que quelqu'un d'autre nous aborde, contrairement à moi. Le mec est bien coiffé, rasé de près, porte un survêt d'un blanc immaculé alors qu'il vit dans un bidonville sous la pluie. Bref, je ne le sens pas. L’un de ses potes nous rejoint, ils nous demandent si nous connaissons le « Garden ». Non. « Suivez-nous, vous allez adorer ! ».
Je ne veux pas y aller mais Jules insiste. On avance pendant que les types nous parlent de la pluie et du beau temps, rigolant par intermittence. Je me retourne et voit qu’un troisième mec semble nous suivre silencieusement. Louche.
On sort du camp par un champ situé à l’arrière. Après avoir parcouru cent mètres dans la boue, je me retourne de nouveau et constate qu’un deuxième mec a rejoint le premier. Je ne suis pas rassuré, Jules ne les a même pas vus.
Au loin, juste avant l’entrée d’un pont, j’aperçois un camion de CRS et des flics postés devant. Je me rassure en me disant qu’il nous suffira de hurler s’il se passe quelque chose. Mais hors de question que je passe ce pont.
On longe la route qui mène aux embarcadères pour l'Angleterre, un solide grillage de 4 ou 5 mètres de hauteur se dresse avec des caméras installées un peu partout. Il semble très compliqué de se rendre clandestinement de l'autre côté de la Manche. Les gars nous indiquent que la police a même des chiens renifleurs et des caméras infrarouges.
Nous atteignons le camion de CRS, les deux mecs sont toujours derrière nous et n'ont toujours pas lâché un seul mot. Nous passons sous le pont pour découvrir des bidons enflammés et des dizaines de personnes se réchauffant autour. Jules continue de parler, je me retourne et vois les forces de l'ordre qui s’éloignent.
Je m’arrête et demande à nos guides notre destination exacte : « Au Garden on t'a dit.
- Oui mais ça commence à faire loin, je m’arrête ici.
- Non viens !
- J'ai dit non. Je fais demi-tour point. »
Jules a l'air déçu mais je ne trouve pas ça net. Des gars tentent de nous emmener dans un endroit éloigné, sans plus de précisions, s’ajoutent à cela deux autres types en filature pas prévus au programme ? Désolé Jules, maintenant c'est demi-tour.
De retour dans la jungle, nous rencontrons quatre syriens installés autour d'un feu, ils doivent avoir la vingtaine. Nous leur demandons ce qu'ils comptent faire cuire dans leur grande marmite : « De l'eau pour le hammam » nous répondent-ils. « Pour le hammam ?! » Ils nous montrent une petite cabane en palette fabriquée par leur soin, « Oui, il est là ».
Complètement dingue. Ils nous offrent un thé autour du feu. Pour eux l’objectif est le même : l'Angleterre à n'importe quel prix. C’est étrange de rencontrer des gens si jeunes, si courageux et déterminés. Il en existe évidemment au sein de notre société mais plutôt dans une optique de confort et de richesse. Amasser de l'argent pour un confort finalement futile. Ici, nous sommes face à de jeunes gens habités par une volonté de survie et de meilleures perspectives d'avenir, au risque de tout perdre, voire même la vie. Ils rient. Ils n'ont rien, mais un feu brûle dans leurs yeux.
Cette rencontre m’amène à une anecdote, vécue un an après cette expérience. Je réalise alors un travail avec des migrants pour la Maison de la Culture d’Amiens. L’un des syriens dont je dois réaliser le portrait reconnait ces quatre personnes. Il m’annonce qu’elles ont réussi à passer la frontière. Cette nouvelle me remplit de bonheur. On fait alors un selfie afin qu’il leur envoie. Quelques minutes plus tard nous recevons une photo d'eux, en Angleterre.
Retour en Mars 2016.
La jungle est un endroit fascinant. C'est une sorte de bordel organisé, hiérarchisé par « quartiers » en fonctions des ethnies ; syrien, afghan, soudanais, éthiopien, somalien, etc. Au-dessus de chaque « quartier » flotte le drapeau du pays concerné, des petites boutiques faites de bric et de broc ici et là qui vendent chips, nouilles instantanées, sodas, papier toilette et j'en passe.
Des hommes nous remarquent et nous invitent pour le thé, encore. Nous posons plusieurs questions par rapport à cette organisation parcellées et ils nous expliquent que certaines populations se détestent entre elles, c'est la raison pour laquelle chacun reste avec les siens. Le danger est présent la journée quand une bande rivale intervient pour un larcin. Mais la nuit l’est encore plus, car il ne faut pas sortir seul. Il y a quelques jours, un gars s'est fait poignarder pour deux euros. En ce qui concerne les femmes et les enfants nous leur faisons remarquer n’en avoir rencontré aucun sur le camp. Normal, ils sont enfermés dans un gymnase situé à côté de la jungle. Le camp est non seulement trop insalubre pour accueillir les femmes et les enfants, mais il est surtout trop dangereux, ils nous disent que les viols seraient trop récurrents. Merci pour le thé !
En changeant de quartier un peu plus loin, nous tombons sur une installation surprenante : une cabane ayant pour inscription à la peinture rouge « Night Clube ». Un homme en sort et nous invite à entrer. Une fois à l’intérieur nous découvrons une dizaine de personnes, avec sono, musique africaine, jeux de cartes et bières. « C'est deux euros la canette » nous dit le « patron ». « Ok c'est ma tournée ! Les gens sur place nous montrent comment danser sur leur musique, nous apprennent leur jeu de cartes, mais nous n'échangeons pas énormément car le volume sonore couvre largement nos voix.
Ce soir, nous dormons à Calais. Une fois sortis de la jungle, Jules et moi nous arrêtons boire un verre dans le premier bar sur la route. Vu notre dégaine, les clients comprennent que nous ne sommes pas du coin. Ils s'approchent, nous charrient, on leur renvoie l'appareil et nous finissons par sympathiser :
- « Qu'est-ce que vous venez foutre dans le coin ?
- Un reportage dans la jungle.
- Quoi ?! Dans la jungle ?! Mais deux gringalets comme vous ne tiendront pas une journée dans la jungle !
- Bah on en sort. On y a passé la journée. Vous y avez déjà mis les pieds ?
- Nous ? Jamais ! Pourquoi on irait dans la gueule du loup avec une bande de voyous ?!
- C'est comme ça que vous voyez les choses ?
- Attendez, de là où vous venez vous n'avez pas des centaines de migrants qui trainent dans vos rues, qui vous volent, etc. La moitié des commerces de la ville ont fait faillites parce que ces connards de rosbeefs nous demandent de payer toutes ces putains d'installations pour que les africains là, n'aillent pas chez eux ! Et en plus de ça ils disent à leurs compatriotes de ne pas s’arrêter à Calais sous prétexte que c'est dangereux à cause des migrants ! Putain s’il n'y avait que moi je les laisserai tous traverser la Manche. Ils vont même violer et racketter des gens dans un terrain vague qu'ils appellent le « Garden ».
- Quoi ?!
- Bah ouais la semaine dernière ils ont violé un gamin de quinze ans là-bas. C’était dans le journal.
- Ils ont voulu nous y emmener aujourd'hui ! On a fini par faire demi-tour !
- Où ça ? Au Garden ?!
- Ouais »
Un des types se rapproche de moi : « Putain mais toi, avec ton petit cul là, s’ils t'avaient chopé t'aurais passé un sale quart d'heure ! Hahaha ! Une pièce de choix ! »
Avec Jules, nous réalisons alors que nous sommes passés à côté d’un drame. Nous finissons nos verres et rentrons nous coucher.
Second jour.
La météo apparait plus clémente que la veille. Sur la route nous recroisons le soudanais de la veille qui transporte une table offerte par une association pour son « logement ». Il nous dit que la nuit a été agitée, il y a eu un incendie. Les soudanais avaient fabriqué un réfectoire qui a brulé. Incendie criminel ? Oui, ils en sont persuadés. « Mais qui aurait fait une chose pareille ? - Les afghans ! » Comment en peuvent-ils en être si sûrs ? Les rumeurs vont vite dans la jungle. Certains pleurent, certains sont énervés et comptent bien prendre leur revanche.
Nos déambulations nous amènent à l’arrière d'une cabane où une bonne douzaine de personnes est installée autour d'un feu. Nous leur demandons l’autorisation pour s'asseoir avec eux, ils nous fixent, pas de réponse. Nous prenons une chaise et mimons notre demande. Ils appellent quelqu'un à l’intérieur, le seul qui parle anglais apparemment. Il sort avec un large sourire et nous demande qui nous sommes. Après nous être présentés, il nous invite à nous joindre à eux pour le repas du midi.
La méfiance laisse place à la curiosité et chacun raconte à tour de rôle son histoire. Ils sont des réfugiés érythréens, celui qui parle anglais, et qui semble être le leader du groupe nous explique qu'il a fui son pays il y a bien longtemps en quête d'une vie meilleure pour lui et sa famille. Au moment de quitter son pays il s'est fait capturer et enfermer dans un camp duquel il a fini par s’échapper. Il a ensuite traversé le Soudan pour rejoindre la Libye, où il s'est encore fait capturer, puis enfermer dans un camp. Nouvelle évasion, nouvelle arrestation et rebelote.
Après sa troisième évasion il finit par trouver un passeur qui lui fait traverser la Méditerranée sur un bateau gonflable chargé bien au-delà de sa capacité. Non loin des côtes italiennes le bateau coule, tout le monde se noient, sauf lui qui rejoint le rivage à la nage. Il est accueilli dans son premier pays européen à grands coups de pieds dans la gueule. Après avoir remonté toute la botte, il traverse les Alpes puis toute la France jusqu'au Nord, pour atteindre Calais.
Cela fait 5 ans qu'il est bloqué ici, il a fui son pays il y a 13 ans, passé 8 ans sur la route et dans des camps. Il nous dit qu'il en a marre, qu’il a envie de rentrer chez lui, plus de dix ans qu'il n'a pas vu sa famille pour laquelle il avait entrepris ce voyage. Il ne sait même pas s’ils sont encore vivants, il n'a plus de nouvelles d’elle depuis des années. Il nous demande comment il peut faire pour rentrer. Aucune idée, il n'a même plus de papiers. Il se met à pleurer, je ne sais pas quoi dire à part qu'il va finir par y arriver.
On passe à table, ce midi au menu : Bouillie de patates douces et oignons, et avec du pain en guise de couverts. C'est pas mal ! Nous les remercions pour leur accueil et ressortons le ventre plein et le cœur gros.
Nous rencontrons deux afghans qui ont l'air plutôt sympa ! Ils font des blagues et rient à gorge déployée. Ils veulent nous montrer quelque chose, un bus anglais, vous savez les fameux à deux étages, dans lequel sont stockés tous les vêtements que les associations donnent au réfugié. Celui-ci est entièrement grillagé afin d’éviter les cambriolages. Ils me demandent de les prendre en photo. Fait. Je leur montre le résultat et alors que nous sommes tous les quatre penchés sur l'appareil, je remarque du coin de l'œil que l’un des deux est en train de faire les poches de Jules.
Nous sommes tombés dans un putain de guet-apens. Nous lui gueulons dessus et pendant ce temps l'autre type arrive par derrière et tire sur mon appareil photo, fort heureusement bien accroché. Mais alors lui... Le pauvre n'a pas conscience de ce qu'il vient de faire. Je lui explique le plus clairement possible que s’il retente son geste, je l'encastre contre le bus. Le premier sort un couteau, je sais qu'il est capable de me planter, mais je préfère me prendre un coup de schlass plutôt que de me faire dépouiller de mon outil de travail. Ils voient que nous ne nous laisserons pas faire et disparaissent de leur côté et nous du notre.
Il est vrai que nous avions un peu pris la confiance avec ces belles rencontres depuis le début de la journée et restons maintenant aux aguets. Nous apercevons un homme, seul, assis sur une dune, et décidons de l'aborder. Il est jeune, il n’a que 17 ans. Il a quitté la Somalie il y a un bon moment déjà et est arrivé dans la jungle il y a quelques jours. Il nous fait part de ses impressions, nous disant que c'est très dangereux ici et qu'il lui semble presque impossible de se retrouver en Angleterre. Il ne veut pas perdre de temps. Si d’ici quelques semaines il n'a toujours pas trouvé de solution, il se dirigera vers l’Allemagne, ou la Suède. Hors de question pour lui de stagner.
17 ans, merde. A son âge je jouais à la Playstation en mangeant des beignets...
C'est sur cette belle rencontre, empreinte d'espoir et d'optimisme, que nous quittons la jungle les yeux remplis d'admiration. Nous nous rendons compte que les français ont à la fois tort et raison : Oui il y a des ordures qui volent, violent et tuent, mais comme partout. Et il y a aussi des gens adorables qui souhaitent juste s'en sortir en emportant du bon avec eux. Il ne faut pas tous les mettre dans le même panier, d'un sens comme de l'autre. Comme dans toute société finalement.