En avril 2021, lors d'une fête d'anniversaire, je croise Antoine Breny, bien connu dans tout Amiens pour mener ses projets à bien. Après plusieurs verres, Antoine me fait part de son intention de participer à une course gravel, discipline de cyclisme qui a vu le jour il y a peu de temps et qui reste pour le moment cantonné dans une niche. La course ? Transiberica Badlands, réputée pour être la deuxième course la plus dure au monde dans cette discipline, 747 kilomètres, 16 000 mètres de dénivelé, 500 kilomètres dans le désert avant de rejoindre la côte, puis le mont Veleta et ses 3398m comme bouquet final. Le palmares d'Antoine ? Rien. Il a commencé le gravel il y a un an et la Transiberica sera sa première course. C'est donc en amateur qu'il s'est inscrit à cette aventure.
Il aimerait immortaliser cette aventure en photo. Est-ce que cela m’intéresserait ? Évidemment ! Ce que je trouve intéressant ici ? Le fait de suivre un amateur et le mettre sous les projecteurs. C'est verre à la main et coup dans le nez que le marché est conclu. Il faut maintenant se préparer, nous partons dans quatre mois.
De mon côté la préparation se passe plutôt bien. Contacter des sponsors, magazines et l'organisation média de la course. Cette dernière, faute de fonds suffisant au vu de mon arrivée tardive, me propose hôtels et restaurants le long de la course, plus une diffusion médiatisée une fois celle-ci terminée.
Antoine quant à lui pédale encore et encore sur tous les chemins qui entourent la capitale picarde. Le seul problème selon moi, est que cette région n'est pas réputée pour son altitude. Le point le plus élevé est le mont César, culminant à 138 mètres. Un problème ?! Pas selon Antoine pour qui le plus important n'est pas ce qui se passe dans les jambes, mais dans la tête.
Le jour J se rapproche, tout est presque prêt. Je télécharge une application, Koomout, qui est censée me dire où et quand Antoine a fait du vélo, ce qui peut être utile pendant la course. Appli installée, téléphones synchronisés, notification, « Antoine Breny a fait 72 km de vélo aujourd’hui », ça a l'air de fonctionner.
À quelques jours du départ l'organisation se met en place et nous réglons les derniers détails. Jean-Pierre, le père d'Antoine a décidé de se joindre à nous pour le voyage, non pas pour suivre la course, mais plutôt pour profiter du soleil Andalou pendant deux semaines. Nous prenons la route dans 24 heures pour le rejoindre chez lui, à Charleville-Mézières. Vêtements, check. Appareil photo, check. Trépied, check. Matériel de camping, parce qu'on ne sait jamais, check. Motivation et inspiration, doublent check.
Notification. « Antoine Breny a fait 56 km de vélo aujourd'hui ». Le mec ne s’arrête jamais bordel... On sonne à la porte, il est 16 heures. La voiture est garée devant, le coffre est ouvert, il n'attend plus que moi. Bagages chargés, ceinture bouclée, première enclenchée, c'est parti !
- Prêt pour la course mon poulet ?!
- Ouais, j'y pense pas forcément mais je sais que je suis capable de la terminer. J'ai regardé les inscrits hier, les quinze mecs les plus balèzes du monde sont sur la liste, donc déjà pour terminer dans le top 10, va falloir en chier, et à mon niveau ça relève de l'impossible. Donc je vais y aller à la cool, j'vais pas taper dans la butte, je suis certain que des gars vont y aller comme des porcs, griller tout le monde, être devant un bon bout de temps, mais ils vont s’épuiser et abandonner. L'important c'est d'aller à son rythme. Mon objectif est de la terminer, en quatre jours ça serait le top. Je me fixe une moyenne de 200 kilomètres par jour. Mais le problème tu vois, c'est que tous les gars ont des vélos carbone, le truc qui pèse 7 kilos à vide, le mien est en acier, il fait 13 kilos à nu, j'ai pas les moyens de claquer 7000 euros dans un nouveau biclar ! Du coup je me tâte pour ce que j'embarque ou non ? Ma tente, tu penses que je la prends ?
- Ça dépend. Si tu te fais une nuit complète après une journée de vélo et qu'il se met à pleuvoir c'est peut-être mieux de l'avoir en effet.
- Non mais je vais dormir une heure par ci, une heure par là. Tu sais une fois que le chrono est lancé il ne s’arrête plus jusqu'à ce qu'on passe la ligne d'arrivée ! Du coup ça va être à base de micro siestes, comme les dauphins ! Tu sais quoi ? Je ne vais pas la prendre, elle pèse 1,5 kilo quand même ! Je vais juste prendre mon duvet.
Après deux bonnes heures de route, Antoine me demande si je connais Woinic, ce à quoi je réponds par la négative.
- Tu ne connais pas Woinic ?! C'est le plus grand sanglier du monde !
- Aller arrête, tu te fous de moi.
- Nan j'te jure ! Quand tu vas l'voir tu vas pas en r'venir, tu vas en prendre plein les mirettes ! Regarde il est là-bas !!!
Je lève la tête, rien. Il rit. Vingt minutes plus tard il s’esclaffe « Là-bas ! ». Je n'y crois pas une seconde. « Mais si regarde ! ». Je lève les yeux et putain de merde ! Il y a un énorme sanglier qui trône au milieu des champs, à une dizaine de kilomètres devant nous ! Nous prenons la bretelle d'autoroute et arrivons aux pieds de cette majestueuse bête d'acier. Deux minutes plus tard nous sommes de retour sur l'autoroute.
Nous arrivons à Charleville Mézières, terre dévastée par l'ennui. Les parents d'Antoine habitent en périphérie dans un magnifique chalet. Accueil chaleureux, repas délicieux, on charge la voiture, quelques petites bières et au lit !
Le réveil sonne, il est cinq heures. Café et on grimpe dans la voiture, l'objectif est d'arriver à 17 heures à Burgos, en Espagne. On mange les kilomètres tout en parlant de la course, des préparatifs, des entrainements, de l’équipement sur le vélo, de la nourriture qu'il va emporter et tout ce que je peux dire, c'est qu'il ne semble pas vraiment préparé. Déjà, c'est la deuxième course la plus difficile au monde et ça ne fait qu'un an et demi qu'il s'entraine sur un terrain plat. Les vélos des mecs sur place vont faire en tout et pour tout 13 kg, celui d'Antoine en fera dix de plus. Les gens qui participent à ce genre de course ont un régime alimentaire strict, ne boivent pas ou peu d'alcool et ne fument pas. Il y a une heure on sortait du Flunch pour aller fumer une clope. Mais Antoine ne cesse de répéter, « tout ça c'est dans la tête et les jambes, j'ai le mental, le reste suivra. M'en fou d'manger d'la merde. T'as un bonbec ?».
Nous sommes dans les Landes, ça doit être la quatrième pause de la journée, Antoine va vérifier que les vélos n'ont pas bougé de la galerie en laquelle il n'a pas confiance. Il fait un arrêt aux toilettes mais revient illico, « y a pas moyen que j'chie ici ! C'est dégueulasse. J'ai pas envie d'me choper un truc au cul avant la course ».
On passe la frontière et je m'endors. Quand je me réveille nous sommes à une dizaine de kilomètres de Burgos. On se gare devant l’hôtel Buenos Aires, dans la zone commerciale. L’hôtel est dans son jus, très années 70. Les affaires sont déchargées, direction le centre. Je n'ai jamais entendu parler de Burgos, donc je ne m'attends à rien en particulier. En revanche il faut que nous goutions la morcilla, boudin noir au riz, spécialité régionale. Ce qui nous surprend le plus une fois dans le centre-ville, c'est toutes les façades chargées de bow-windows qui englobent presque toutes les devantures d'une armature de bois et de verre. À part ce détail omniprésent et une cathédrale imposante, cela reste une ville banale. Antoine se pose des questions sur le trajet de la course. La course part de Grenade, puis fait une sorte de boucle en traversant les déserts de Gorafe et Tabernas, puis rejoint la mer vers le sud, ensuite elle longe la côte puis s’arrête à 80 kilomètres de Grenade. Le problème, selon lui, est que, mis à part pour les professionnels (qui ne paient pas de frais d'inscription, qui s’élèvent tout de même à 220 euros) il n'y a personne pour récupérer les participants une fois la ligne d’arrivée franchie. Ce qui veut dire qu'ils doivent tout de même se taper les 80 dernières bornes. Pourquoi ? Nous cherchons la réponse dans le fond de nos verres et avec quelques bières dans le cornet et quelques délicieuses morcilla dans le gosier, retour à l’hôtel por la ultima cerveza et au lit.
Nous chargeons la voiture à sept heures, une heure plus tard nous sommes déjà loin de Burgos. Les paysages changent, deviennent plus arides à mesure que nous nous rapprochons du sud.
Il est 17 heures quand nous arrivons au pied de notre appartement, à Grenade, Andalousie. Le logement est en plein centre, à quatre cents mètres du palais des congrès, là où doit avoir lieu le départ de la course Transiberica Badlands.
Ce matin c'est quartier libre, vieilles rues escarpées de l’époque musulmane, les magasins de céramique et les marchands de tapis du grand bazar, quelques tapas et cornet de jambon ibérique, une bière qui accompagne le repas du midi sous 40 degrés puis nous nous retrouvons tous pour une ascension au mirador. Les maisons arabes de plusieurs siècles, recouvertes de chaux blanches décorent chaque petite rue qui serpente jusqu'au sommet. Une fois là-haut la vue est imprenable ! Nous avons toute la ville qui plonge en contrebas, étendue devant nous, et juste en face, l'Alhambra, imposante, qui se dresse sur son rocher. Mais autour de nous, aucun mirador comme indiqué sur les panneaux, soit. Antoine me regarde et me dit, « j'me sens bien ici, calme et heureux, mais j'ai hâte d’être à dimanche pour commencer ».
Le lendemain nous avons rendez-vous à 16 heures. Antoine pour confirmer sa présence et récupérer son traceur GPS et moi pour une mini-réunion avec l’équipe média pour me donner mon accréditation, mon traceur GPS et les informations quant aux accommodations (logements et nourriture). J'arrive au bureau média, me présente et les informe de ce pour quoi je suis ici.
- Ah non monsieur, il n'y a pas de réunion aujourd'hui.
- Mais c'est ce que l'on m'a dit la semaine dernière pendant la réunion visio. Je suis Aurélien, le photographe qui couvre la course d'Antoine Breny.
- Il doit y avoir erreur. On ne voit pas qui vous êtes, on ne peut rien faire pour vous.
Qu'ils aillent se faire foutre. Je peux me démerder sans eux. Encore heureux que j'ai pris mon matos de camping ! Je retourne voir Antoine et lui aussi a l'air dégoûté.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Putain mais regarde autour de toi ! Ils ont tous des vélos à 9000 boules ! Regarde là ! Ce mec a un Pinarello ! Putain ça m'dégoute... Mon vélo fait 13 kilos à vide, les leurs en font 7, bordel ! Ils ont tous des vélos en carbone ! Je suis le seul avec un vélo en fer ! J'ai pas du tout le matos mais j'm'en branle, je ne vais pas taper dans la butte, je vais y aller à mon rythme, quitte à me faire doubler par tous ceux qui voudront gratter les premières places d’entrée de jeu. Faut pas non plus que je bourrine sur le vélo, si j'ai une merde et qu'j'me r'trouve bloqué en plein désert chuis baisé. J'arriverai pas dernier, m'en fous, tout est dans la tête. La chaleur j'm'en fous aussi, tant que j'pédale ça fait du vent.
En rentrant Antoine prépare son paquetage. Il lui reste quelques heures avant le départ. Nourritures lyophilisées, fruits secs, gourdes, sac à dos qui fait office de réservoir d'eau, kit de premier secours, barres de chocolat, sac de couchage, tente, tapis de sol, lampe frontale, lubrifiant, barres de céréales, lingettes, écouteurs, powerbank, compotes à boire. Maintenant reste plus qu'à alléger le plus possible. Il réfléchit, tourne autour du vélo, et c'est reparti, il enlève la tente, le tapis de sol, les barres de chocolat, une gourde, du kit de soin il retire la pommade, le décontractant musculaire, les aspirines mais garde gazes, fil et aiguilles, désinfectant et pansements.
De mon côté je prépare aussi mes affaires. Appareil photo, chargeur en tous genres, powerbank, itinéraire de la course imprimé sur papier, trépied, tente, tapis de sol, sac de couchage, ordinateur, livre, casquette. Il est temps d'aller se coucher, demain l'aventure commence.
Jour 1. Kilomètre 0. 175 coureurs en lice.
Le réveil sonne. Six heures du matin. Dans le salon tout s'active. Je suis le dernier debout. Je recheck toutes mes affaires et fais couler le café. Il fait encore nuit, Antoine est sur le balcon, seul. Il regarde dans le vide, les rues sont silencieuses, il entre dans sa bulle.
Trente minutes plus tard il revient dans le salon, empoigne son vélo et s’écrit « on y va ! ».
Dans la rue nous passons devant l’hôtel San Anton, il y a plusieurs cyclistes qui en sortent, les pros bien évidemment, mais plein d'autres. Apparemment il y en à qui ont eu la chance de se reposer dans un hôtel quatre étoiles avant la course.
On arrive sur la ligne de départ, il y a déjà pas mal de monde mais les cyclistes continus d'affluer. L'ambiance est bonne, tout le monde a le sourire, échange sur le matériel, l’expérience, les courses passées, la nourriture, les différentes techniques. Tous sauf Antoine, il est seul, concentré, observateur, imperturbable. Le temps est venu, les coureurs s'alignent derrière la ligne de départ, les têtes d'affiche en première ligne, le reste du peloton, naturellement, en arrière-plan. Les concurrents s'observent. Il est 8 heures, le coup d'envoi rompt le silence, les cyclistes me frôlent, formant un essaim dans un brouhaha mécanique, puis d'un coup, le calme est revenu.
Je me précipite jusqu'à l'appartement pour récupérer mes affaires et les charger dans la voiture de Jean-Pierre. Celui-ci me conduit jusqu'au point de rendez-vous, où je dois louer une voiture à un particulier, n’étant pas sponsorisé, c'est le moins cher qu'Antoine ait pu dégotter. Je vois la voiture, c'est une épave. Une Renault Laguna qui a déjà dû faire trois fois le tour du monde. Minimum ! Je contacte le propriétaire pour lui dire que je suis arrivé, pas de réponses. Je retourne sur l'appli. Elle me demande de prendre des photos de la voiture sous tous les angles. Fait. Les portes s'ouvrent a distance. Putain je suis dans le futur ! Je reviens vite au Moyen Âge en entrant dans le véhicule. Vitres dégueulasses, sièges arrachés, volant qui tombe en lambeaux, tableau de bord visé grossièrement, la vitre conducteur ne s'ouvre pas, etc. L'appli me demande ce qui ne va pas dans la voiture, en espagnol s'il vous pla ît. Nada, envoyée. Je mets le GPS, le contact, je serais au premier point de rendez-vous dans 45 minutes.
Quarante minutes plus tard, au volant de ma poubelle roulante, je m'enfonce dans un petit chemin d’évacuation de crue en forme de « v » avant de me retrouver face à une montée plus que raide, sur une route à une voie bordée de chaque côté par un ravin. Les fesses serrées et le bout du pied habile sur les pédales, j'arrive à me hisser jusqu'au premier point d’intérêt. El Mirador del Fin del Mundo. Je gare la voiture, en haut, trois chemins plus celui que je viens d'emprunter. Un part vers le Nord, un autre vers le Sud, longeant la falaise puis un dernier s'efface vers l'Est, à plat, dans le désert. Il est 10h15. D’après nos calculs, Antoine est censé arriver vers midi, ce qui me laisse le temps de trouver les meilleurs points de vue pour prendre mes photos.
J'arpente les différents chemins le long de la falaise. Selon moi, les coureurs arriveront du Sud pour aller vers le Nord le long du ravin. Une autre équipe média arrive, j’étais seul jusqu'à maintenant. Ce sont des Allemands, leur coureur ? Paul Voss. Si je connais ? Pas du tout. Et le mien ? Antoine Breny et bien évidemment, ils ne le connaissent pas. Il est midi. Je regarde sur ma feuille de route et constate l’évaluation horaire des cyclistes selon leur vitesse, si l'on en croit ce qui est écrit, Antoine devrait arriver à 14h42.
Les Allemands me disent que les coureurs vont arriver du désert et descendre la route en zigzag qui m'a amenée ici, ce qui change tous mes plans.
13h30, les différentes équipes média s'affairent au bord du vide et dans la montée, les premiers cyclistes arrivent. Désorienté ou pas assez expérimenté, je ne sais pas, mais une chose est sûre maintenant, c'est que les compétiteurs arrivent par la montée et vont tout droit dans le désert. Les premiers sont bien sûr les professionnels, ils arrivent frais, souriants, faisant signe à tout le monde et partent sans même prendre le temps d'une pause. Les vingt premiers s'enchainent et avec eux disparaissent tous les journalistes. Tous sauf moi. Il est 14h30, sur le traceur GPS Antoine est encore loin du Mirador, les cyclistes arrivent au compte goutte, éreintés. Il fait 40 degrés, ressenti 127. Je suis torse nu, il n'y a pas un coin d'ombre. Mon portable n'a plus que 40% de batterie et refuse de se charger à cause de la chaleur. Il faut que j’économise la batterie pour avoir accès au GPS et au traceur. Je lis mon livre, fume une cigarette, m'hydrate, me promène, m'hydrate, lis quelques pages, regarde le paysage, me promène, m'hydrate, lis quelques pages, etc.
Je me demande pourquoi il n'y a pas de mirador dans les endroits du même nom en Espagne. Éclair de génie ! Mirador veut dire point de vue en espagnol !!! Ça paraît évident maintenant. Mystère résolu.
15h30. 25% de batterie. Le soleil me tape sauvagement. Aucun Antoine à l'horizon. Je suis dans la voiture, collé au siège, les mouches collées à moi. Elles entrent dans mon nez, mes yeux, mes oreilles, ma bouche, c'est un viol collectif. Même si j'ai envie d'y croire je commence à avoir des doutes sur le fait qu'il tiendra le coup jusqu'à la fin.
16h15. 20% de batterie. J’aperçois au loin Antoine au milieu de la côte. La chaleur le fait onduler comme un mirage, perdu dans une étendue aride et sèche. Comme la trentaine d'autres concurrents avant lui, il marche à côté de son vélo. Je l'encourage et lui dis de monter dessus. Il me fait signe que non. Je descends en courant pour le rejoindre et constate qu'il est au bout de ses forces. Il arrive à peine à parler, me dit que la montée est infaisable à vélo, ce à quoi je réponds que j'ai moi-même eu du mal à la gravir en voiture...
Une fois en haut il regonfle ses pneus, fait une photo du panorama et boit, beaucoup. Il est 49ème sur 220. Kilomètre 94. Il me dit qu'il a clairement la pire monture, mais qu'ils iront au bout ensemble, à l'ancienne. Il reprend ses esprits et disparaît dans un nuage de poussière. Et en l'espace d'une seconde me revoilà seul avec le soleil, la poussière, et les mouches. Rendez-vous dans 48 kilomètres à Gorafe.
Une heure plus tard, après une petite balade en voiture, j'entre dans Gorafe et me trouve une place à l'ombre. Le village est joli et pittoresque mais autour de toutes ces façades blanches comme neige une paix macabre règne. Chaque volet est clos, le linge sèche au vent et seul le bruissement des feuilles anime les rues de ce village fantôme. Je vois des coureurs passer dans un sens, puis dans un autre, ils semblent perdus, hagards. Quelques-uns me demandent si j'ai vu une fontaine, un point d'eau, un bar, quoi que ce soit pour se rafraichir. Non.
Je fais le tour du village et entends soudain un boucan festif au loin. Je plisse les yeux et vois ce qui ressemble à une terrasse de café bondée. Ni une ni deux je traverse ce dédale pour me rendre sur place.
C'est un restaurant ! La terrasse est noire de monde, il semble que la plupart des habitants s'y soient regroupés ainsi que tous les participants de la course. L’intérieur comme l’extérieur bourdonne de plusieurs langues différentes. Les cyclistes ont retrouvé le sourire, ils partagent tous un joyeux moment autour de plats de pâtes ou de riz plus que basiques et de sodas, eau et bières pour certains. L’équipe de Paul Voss est ici. Nous parlons quelques minutes puis je m'assieds à la dernière table disponible. Les gens s'en vont rafraîchies et le ventre plein tandis que d'autres arrivent assoiffés et le ventre vide. L'endroit est sans dessus dessous, le patron n'a clairement pas l'habitude de ce genre d'affluence et n'arrive pas à suivre. À tel point que deux habitués décident de mettre la main à la pâte pour l'aider à servir et débarrasser. C'est l’hécatombe, ils mettent une heure à débarrasser et nettoyer ma table, ils enlèvent un verre ici, puis une assiette là, passe un coup d’éponge ici et ramasse une canette là. La terrasse entière est dégueulasse, les gens sont assis à même le sol mais ils s'en foutent, tant qu'ils ont à boire et un coin d'ombre.
Il est 20 heures, Antoine arrive, cette fois-ci en temps et en heure.
- Ça va ?
Il ne me répond pas, il est sale, dégoulinant, le regard vide. Il se dirige en titubant vers le balcon pour poser son vélo et s’assoit. Le serveur arrive.
- Cinq Ice Tea s'il vous plaît.
- Cinq ?!! Je réponds surpris.
- Oui et j'en reprendrai peut-être après. Toute la route j'ai pensé à l'Ice Tea. Je rêvais d’être dans un bain d'Ice Tea. Il est clairement au bout de ses ressources, il parle comme un ado qui fait sa mue. Sa respiration est forte et rapide, il retire ses chaussures, ses chaussettes sont trouées. Je me demande s'il va vraiment aller jusqu'au bout.
- Tu tiens le coup ? Dis-je d'une voix basse.
- Ouais ouais, pas de problèmes. C'est dans la tête, le physique ça va. J'ai juste des crampes aux mains à force d’être crispé dans les descentes putain !
- Pour quelle raison tu te crispes autant ?
- Parce que c'est dangereux putain d'merde ! T'es au milieu de nul part, sur des chemins d'un mètre de large, d'un côté la butte, de l'autre un ravin, je suis crevé, j'ai la transpi qui me coule dans les yeux, je vois trouble, le soleil me met k.o et il n'y a personne à des kilomètres à la ronde pour savoir si tout se passe bien. Tu tombes dans le trou t'es foutu, t'es tout seul. Et comme t'a le droit de t’arrêter dormir à n'importe quel moment et pendant la durée que tu veux, à l'instant où ils vont se dire que quelque chose cloche, t'es mort. Je passe autant de temps à porter mon vélo qu'à rouler dessus, c'est pas une course de vélos bordel de merde !
Je le laisse se calmer. Il a fini ses ice tea, il en recommande deux et s'allume une clope. Il me parle tout bas, je n'entends pas ce qu'il me dit mais j’acquiesce pour ne pas le froisser ou l’épuiser davantage. Je dis à Antoine qu'il y a des pâtes au thon ou bolognaise, est ce qu'il veut une assiette. Ses yeux s'ouvrent en grand et presque qu'instinctivement sa bouche expulse un « ouais ! ».
- Je crève de faim mais par contre bolognaise, je déteste le poisson.
Je vais au bar, fais une queue de vingt minutes derrière tous les autres cyclistes qui sont en train de dévaliser la cuisine. Mon tour arrive.
- Deux assiettes de pâtes bolo s'il vous plaît.
- On a plus de pâtes bolo. On aura des pâtes au thon dans trente minutes si ça vous va.
Je retourne voir Antoine pour lui annoncer la mauvaise nouvelle.
- M'en branle. Pâtes au thon alors, je les mangerai quand même.
La commande est passée. Trente minutes plus tard nous sommes servis. Six minutes de plus et nous avons tout ingurgité. On reprend la route sans rien se dire. Je monte une sacrée montée en voiture me demandant s'il va réussir à la faire. En haut, un magnifique chemin rempli de vieux oliviers s’étend paisiblement sous un coucher de soleil rouge sang. Je gare la voiture sur le bas côté et patiente jusqu'à l’arrivée de mon coureur. J'attend, les minutes passent, le soleil s'effondre à l'horizon. Il va faire trop nuit, je ne pourrai pas le prendre en photo quand il passera. Je décide alors de reprendre la route jusqu’au prochain point de rendez-vous. En regardant la carte je vois qu'il doit faire une grande boucle dans le désert de Gorafe. Une boucle qui m'est complètement inaccessible et qui va probablement lui prendre la nuit. Il doit me rester vingt minutes de répit avant que la nuit ne soit totale quand je trouve une sorte d’étendue sur les hauts plateaux. Il y a trois maisons abandonnées dans les alentours. J'en choisis une à côté de laquelle je vais installer mon campement. Il n'y a pas une minute à perdre. Ma tente est plantée, il fait nuit noire. Tous les films d'horreur que j'ai vues dans ma vie me reviennent d'un coup et je m'attends à voir un visage apparaître à chaque instant par une des vitres brisées de la maison mitoyenne. Lampe frontale allumée, je me fais un casse-dalle sous ma toile et ferme les yeux pour ma première nuit.
Jour 2. Kilomètre 183. 146 coureurs en lice.
Je dézippe l’entrée, passe ma tête à l’extérieur et suis accueillie par un magnifique lever de soleil. Je me saisis de mon appareil photo, sors de la tente pieds nus et en caleçon pour immortaliser le moment. Des cyclistes passent et se retournent sur moi, l'air étonné. Je check le GPS, Antoine est encore loin, perdu dans le désert. Je stationne la voiture quelques kilomètres plus loin car la suite du sentier est inaccessible pour ma Laguna.
Je marche dix minutes avant de découvrir stupéfait un paysage de western, immense et infini qui s’étale face à moi. Je replonge en enfance et m'attends à voir surgir Zorro ou le sergent Garcia de derrière une colline. Mais ça ne restera qu'un fantasme. Au lieu de ça, pas un bruit, pas un chat.
Les heures passent, Antoine ne semble pas loin d’après son traceur. Chaque fois que j’aperçois un cycliste passant la crête de la montagne au loin, je me précipite en bas de mon monticule de terre pour pouvoir prendre mes clichés, mais me rends compte toujours au dernier moment que c'est une autre personne et remonte essoufflé pour guetter l'horizon.
Cette fois c'est lui, j'en suis sûr ! Je le photographie au loin puis le rejoint en courant. Il me demande de me dépêcher. Après avoir immortalisé son ascension, il s’arrête immédiatement et descend pour continuer à pied.
- Putain j'en peux plus... Je voulais juste que tu prennes tes photos pour ne pas avoir que des images de moi qui pousse le vélo. Je suis crevé putain... Je crève de soif.
- J'ai de l'eau dans la voiture si tu veux. Je suis garé...
- Non ! Pas d'assistance.
Nous sommes au kilomètre 230.
Je retourne là où j'ai dormi la nuit précédente. Il passe brièvement en me disant qu'on se rejoint au bar de la veille. Il me faut quinze minutes pour y être. Il lui en faudra quarante. Il est midi, la terrasse est déserte. Étrange.
Il est écroulé sur une chaise. Le serveur arrive.
- Cinq Ice Tea s'il vous plaît.
- Un seul pour moi, merci.
Il disparaît.
- Tu as dormi où ? Me demande Antoine
- J'ai planté ma tente là où l'on s'est croisé pour la dernière fois. Et toi ?
- Je me suis arrêté deux heures pendant la nuit. J'ai sorti mon sac de couchage et je me suis adossé à un rocher. Le rocher était parfait ! Un peu lisse et incliné dans le bon angle. Je n’étais pas complètement par terre et j’avais une vue incroyable sur les étoiles ! Seul, au milieu de nulle part.
- Et la route dans le désert ?
- Il faisait quarante degrés. Je mourrai de soif bordel. Mais j'ai traversé des rivières, ça m'a rafraîchi un peu. J'ai passé ma journée et ma nuit à bouffer de la poussière, j'en ai partout sur moi ! Je transpire tellement que je n'ai même pas encore pissé. T'as pas trop attendu ?
- Ça va. Tu sais il ne faut pas s'en faire pour moi. C'est toi le plus important.
- Désolé. C'est juste que dix kilomètres ici c'est cent kilomètres en Picardie !
Les Ice Tea arrivent et avec eux un autre cycliste.
En papotant, les deux se rendent compte qu'ils ont pris le mauvais chemin. Ils ne devaient pas revenir au village de Gorafe, en bas de la montagne, mais bel et bien continuer sur le plateau jusqu'à Gor. Leurs visages se décomposent, ils réalisent qu'ils doivent tout remonter. En selle !
Je le suis un peu en voiture, m’arrêtant de temps à autre sur le bord de la route pour le prendre en photo. Tout a l'air d'aller mais ça ne va malheureusement pas durer. La route commence à monter sérieusement. Je l'attends au sommet. Il ne dit rien quand il passe devant moi mais il est dégoûté de s’être trompé, ça se voit. Je le suis encore un peu puis il tourne à gauche, dans un nuage de poussière rouge.
J'ai toute l’après-midi à tuer. Que Faire ? Visiter les studios de cinéma des westerns spaghetti ! Bien sûr ! Quelques kilomètres plus loin, mon portefeuille allégé de 20 euros et mes yeux écarquillés devant les décors de tant de films ayant bercé mon enfance. Je déambule dans les rues de cette représentation saisissante du far west, une légère brise faisant monter la poussière derrière chacun de mes pas. Tout y est. La partie mexicaine, la partie américaine, la potence, la vieille église, le saloon, la banque, les cactus, la grange, les chevaux, la piscine, la piscine ?!
J'entre et demande au bar ce qui nous autorise à faire un plongeon. Seulement d'enfiler un maillot de bain me répond la serveuse. Il fait 45 degrés, je suis en plein désert, je retourne à la voiture, me met en short de bain et retourne illico à mon oasis. Bière, transat, calme, plouf. J'ai une petite pensée pour Antoine qui, à l'heure qu'il est, doit être en train d'en chier sévère. À la sienne.
Après plusieurs heures de farniente je me rends au saloon. Il y a un spectacle de cow-boys à 17 heures. Je suis dans les temps, commande un verre et m'installe. Il y a un peu de public, des danseuses en habits d’époque montent sur scène pour danser un french cancan. Danse terminée, applaudissements, un cow-boy donne un coup de pied dans la porte battante pour commencer le show. Les acteurs parlent bien évidemment en espagnol. De temps à autre tout le monde explose de rire. Tous sauf moi qui ne comprend pas un traitre mot. Pourquoi j'ai pris Allemand lv2 ? Mais c'est divertissant. Bagarre, coups de feu, rires, joie, les rideaux se baissent, au revoir.
Je dois le rejoindre à Calar Alto, un col à 2168 mètres. Mon plan me dit que le sommet est partiellement accessible, ce qui veut dire, probablement pas pour la Laguna. Je préfère ne pas tenter et aller me poser à Tabernas, que nous pourrions qualifier de « grand village ». Installé en terrasse, jus d'orange et ensaladia rusa, une question me trotte. Ai-je bien fait de ne pas tenter le col de Calar Alto. Un cycliste s’arrête devant moi pour réajuster ses affaires sur son vélo. Je fonce vers lui et lui demande si le col est accessible.
- Bien sûr ! Ils sont en train d'y tourner un film au sommet, près des observatoires, il y a des gros camions etc., donc je ne pense pas qu'il y ait de problèmes.
Je règle la note, laisse mon jus et mon assiette à moitié pleins sur la table et me ru jusqu'à la voiture. Contact enclenché, j'appuie sur le champignon, Calar Alto, me voilà !
Quarante cinq minutes d'une route lisse et propre plus tard, j'arrive à bon port. L'endroit est très beau. Deux immenses observatoires se font face, séparés par la route. Le soleil se couche lentement. Je ne cherche pas midi à quatorze heures et plante ma tente juste à côté de la voiture. Campement installé. Alors que je suis en train de prendre de la nourriture dans le coffre, je vois quelque chose bouger du coin de l'oeil. Je regarde et, c'est un renard ! À deux mètres de moi ! Je me penche tout doucement en avant pour attraper l'appareil photo et me redresse sans faire aucun bruit. Il n'est pas parti. Mieux que ça ! Il est assis à mes pieds ! J'appuie sur le déclencheur. Le bruit sec lui fait prendre la fuite. Je le siffle et il revient. Incroyable. Voyant que le shooting avec mon nouveau pote se passe à merveille je décide de sortir le trépied pour un autoportrait. Tout est en place, je mets le retardateur, cours m'installer devant la tente, siffle un coup, il rapplique et clac ! C'est dans la boîte. Je lui donne de l'eau, m'ouvre une bière et partageons un saucisson. Une heure plus tard, il part sans se retourner. Il fait nuit, je suis dans la tente, les vents violents aplatissent la toile sur mon visage. Je regarde le GPS, Antoine est encore loin. Je m'endors.
Vers trois heures du matin mon instinct me réveille. Cinq minutes plus tard je vois une lumière vive à travers ma tente.
- Aurélien ?
- Antoine ?
- Oui
Je sors.
- Comment tu te sens ?
- Je suis mort, je vais dormir ici. Je vais me mettre derrière le rocher là-bas. Je serais à l'abri du vent.
- Ça a été la route ?
- J'ai eu quelques frayeurs. J'ai été bloqué par un troupeau de moutons pendant un p'tit moment. J'ai vu quelques scorpions traverser la route aussi. Mais ça c’était rien à côté des chiens sauvages !
- Comment ça ?!
- Pendant un moment je vois un truc bouger dans l'ombre de ma frontale. Je me retourne et c’était un putain de chien qui me courait après en aboyant ! Autant te dire que ça m'a donné du courage ! J'ai pédalé ! Une fois semé je me suis arrêté pour ramasser quelques pierres pour me défendre au cas où. Et tu sais quoi ? J'ai recroisé un clébard quinze minutes plus tard ! Rebelote ! Cet enfoiré me course ! Je lui ai lancé une pierre dans la gueule et il s'est barré.
- T'es sérieux ?!
- Ouais mais attend. Il y a une heure de ça idem, je vois des trucs bouger sur la route au loin.
- Des chiens ?
- Non ! Des marcassins ! Là je m’arrête et j'me dis, « putain elle est où la mère ? ».
- Et ?
- Et je la vois débouler juste derrière eux ! Je me suis chié dessus putain ! J'ai repensé à Woinic. C’était un signe.
- Et ?
- Et ils ont continué leur chemin. Bon j'tiens plus. À d'main.
Jour 3. Kilomètre 349. 104 coureurs en lice.
Je me réveille, l'appelle, pas de réponses. Il s'est déjà volatilisé dans la nature. Je remballe tout et reprends la route. Je vois sur le GPS que je peux le rejoindre à un endroit précis dans le désert. Une ancienne station de train. Je descends la montagne et m'engage dans un petit village vers Gergal. Les rues sont étroites. Je progresse dans une petite voie en montée avant de me rendre compte sur le GPS que j'ai suivi la mauvaise direction. Impossible de faire demi-tour. Je roule jusqu'en haut croyant entrevoir une place. Ce n'en est pas une. Résigné, j'entreprends une marche arrière jusqu'à l'intersection plus bas. Collé contre mur de gauche, ma marge de manœuvre est, pour ainsi dire, nulle. Je recule au pas, prenant bien le temps d'observer dans chacun de mes rétroviseurs pour ne pas ajouter à mon tas de boue une égratignure de plus.
Tout se passe pour le mieux quand soudain, CRAC ! La voiture bascule en arrière dans un énorme fracas, puis rien. Je reprends mes esprits, accélère, rien. Je recule, rien. J'ouvre la portière et découvre avec stupeur que le véhicule est en équilibre sur une sortie de garage qui rejoint la route. Bref trop difficile à expliquer mais pour faire simple les roues ne touchent plus le sol.
Je sors de la voiture, en fait le tour, bordel de merde, comment je vais faire ?! Je suis dans le village le plus paumé d'Espagne ! Deux minutes plus tard un 4x4 se gare en haut de la rue, à l'endroit même où j'ai décidé de faire machine arrière. Je fonce vers le véhicule et tente, dans un espagnol plus qu'approximatif, d'expliquer ma mésaventure. La conductrice sort de sa voiture, s'approche de ce qui reste de la mienne et s’écrit, « holalala ! Un momiento ! Un momiento ! ». Elle me fait comprendre, et je ne sais toujours pas comment j'ai compris, qu'elle part à pied déposer ses enfants à l’école et qu'elle revient avec une amie. Les cartables chargés sur le dos des enfants déchargés de la voiture, elle cours, une progéniture dans chaque main, avant de disparaître. J'attends.
Cinq minutes passent et je vois revenir mon ange gardien accompagné, comme convenu, d'une de ses amies. Celle-ci s'approche en s’écriant « holalala ! Un momiento ! Un momiento ! », avant de sortir son téléphone. Elle raccroche et me dit qu'elle a appelé son mari qui va venir avec un ami.
Après quelques minutes le mari, suivit de son acolyte arrive sur le lieu du drame. « Aie aie aie ! Joder ! Madre de dios ! » s'esclaffent-ils l'un après l'autre. À ce moment je me dis que je suis foutu, que je vais devoir appeler une dépanneuse qui va me couter un bras ou que ma caution va sauter. Pour sûr !
Mais les deux types tournent autour de la voiture. L'un se grattant la tête, l'autre se caressant le menton. Ils s’arrêtent, discutent entre eux une demi seconde et me miment qu'il faut soulever la voiture et la déplacer à mains nues. On met les mains sous la carrosserie. Les femmes mettent également la main à la patte. Un, dos, tres ! On lève, déplace, et relâche. Ils me disent de remonter au volant. Ce que je fais. Ils me disent de tourner à fond le volant à gauche. Ce que je fais. Ils me disent de reculer. Ce que je ne fais pas. J'essaie de leur faire comprendre que je vais arracher tout l'avant de la caisse quand elle va retomber. Ils me disent que non et on l'air sûr d'eux. Je ferme les yeux, marche arrière, l'avant de la voiture tombe sans un bruit, j'ouvre les yeux et les vois qui applaudissent. Putain ! On a réussi ! Je ne saurais expliquer ma joie et mon soulagement à ce moment précis. Je suis un peu perdu, dans le gaz, comme si je sortais d'une course frénétique à vélo à travers le désert espagnol. Ils ont l'air aussi heureux que moi.
Mon ange gardien vient vers moi et me demande, toujours en espagnol, si je veux sortir de Pueblo. J'en déduis donc que c'est le nom du village et je lui réponds que oui, évidemment ! Je veux sortir de cet enfer le plus vite possible ! Elle me dit que je dois suivre son ami, qu'il va me mener jusqu'à la sortie, ok. Une fois au bord de la nationale il se gare et m'indique la route à prendre. Je redémarre laissant derrière moi Pueblo, dont j'apprendrai plus tard que le vrai nom est Las Alcubillas. Pueblo veut juste dire village.
J'ai loupé Antoine, il est déjà passé par la gare en question. Trop d’émotions pour aujourd'hui, je décide d'aller l'attendre à Tabernas.
Un peu avant le village je passe par-dessus une rivière asséchée. Je m’arrête à côté et me dis que les coureurs doivent passer en dessous. Je vérifie sur le plan. Bingo ! J'attends Antoine sur le pont durant deux longues heures, sans endroits où se mettre à l'abri du cagnard, avec les voitures et les poids lourds qui passent à un mètre de moi.
Il arrive ! Je fais quelques clics, l'encourage, remonte en voiture et vais l'attendre dix kilomètres plus loin à l’entrée de Tabernas. Il me rejoint une heure plus tard. Il est dégueulasse et épuisé quand il me double. Je lui dis qu'on se rejoint au café sur la place à trois kilomètres d'ici, où je l'attends encore 45 minutes.
Un légume. Ni plus ni moins. Voilà ce qu'est Antoine quand il s'assied à coté de moi. On commande des tapas et 5 Ice Tea. Il est midi. Il veut me parler mais n'arrive pas à aligner deux mots. Il n'est même pas capable de regarder son GPS. Pourquoi il a mis tant de temps sur les derniers kilomètres ? Il s'est perdu dans les hautes herbes du cours d'eau asséché. Il ne faisait que s’arrêter, faire demi-tour et ainsi de suite. Il est tombé violemment sur les graviers et il a le cou bloqué. Comment il s'est bloqué le cou ? À force de se crisper au guidon dans les descentes, de peur de tomber dans les ravins. Avec les secousses que créent les cailloux sous ses roues. Pendant que son cou lui fait un mal de chien il repense au décontractant musculaire qu'il a sorti de sa trousse à pharmacie avant le départ de la course.
Deux autres cyclistes nous rejoignent à table. Élisabeth et Gregory. Elle anglaise, lui suisse. Tout le monde reprend ses esprits, on discute, bonne ambiance. Une heure et demie plus tard ils reprennent la route tous ensemble. Je profite encore un peu de la civilisation avant de partir à Cabo de Gata. La mer est déchaînée, je m'assieds dans le sable et regarde les éléments se disputer.
Je rejoins le point de rendez-vous au bout d'une traversée dans des chemins de terre. Il est 19 heures. Je suis revenu à l’intérieur des terres, la fraicheur de la mer est bien loin, ici le sol est rouge, le climat, aride. Pas un chat à des kilomètres à la ronde.
Je suis dans la voiture, portes ouvertes, sous une température qui s'adoucit. Je mange des asperges en regardant les pérégrinations de milliers de scarabées qui déambulent autour de moi. Certains se mettent au frais sous des cailloux en creusant de petits terriers. Ce que j'aimerais pouvoir être en mesure de faire pareil. D'autres roulent des boules de merde avec leurs pattes arrière, ce qui m'attire beaucoup moins. Puis certains se baladent, simplement. Je vois sur le traceur qu'Antoine est immobile depuis une bonne heure. La poussière rouge balaye la voiture et se colle contre ma peau. Mon portable vibre. C'est un message d'Antoine ! Il écrit « J'ai tout le haut du dos bloqué, j'arrive pas à lever la tête », je lui demande de quoi il a besoin, « décontractant musculaire ». Après ça il ne répond plus à mes messages et je le vois complètement en dehors de la piste sur la carte. Je me monte plusieurs scenarios, espérant que le soleil ne l'a pas rendu taré au point qu'il aille se perdre à pied, seul, dans le désert.
Il finit par m'envoyer un nouveau message disant que les deux cyclistes de ce midi, Élisabeth et Gregory, l'ont aidés à marcher jusqu'au village d’après, Nijar, et l'ont placés dans une chambre d’hôtel. Je salue l'esprit sportif, l'entraide au risque de perdre des places dans le classement pour aider quelqu'un qu'ils connaissent à peine. Je lui dis que j'arrive immédiatement, ce qu'il refuse catégoriquement sous prétexte que ça serait perçu comme une aide extérieure. Je lui dis que personne n'en saura jamais rien, ce à quoi il répond, « moi je le saurais ». Décision courageuse. À sa place j'aurai déjà appelé l’hôpital pour me faire héliporter, et les saint Bernard, mais juste pour le schnaps en attendant l’hélicoptère et pour avoir un peu de compagnie.
Ma peau est rouge de poussière et de coups de soleil, mes cheveux tiennent droit sur ma tête, mes ongles sont noirs et autour de moi résonne le bruit assourdissant du silence. Hors de question que je passe une nuit de plus dans le désert ! Je veux une douche.
La nuit tombe. Je trouve un camping à deux kilomètres d'ici. À la réception je demande en anglais un emplacement pour une tente. « On ne loue que pour les campings car monsieur, désolé. ». Un « putain » bien français m’échappe.
- Ah mais vous êtes Français ? Me répond le réceptionniste dans ma langue maternelle.
- Oui
- Mais il fallait le dire ! Entre compatriotes on est obligé de se donner un coup de main voyons ! La police passe régulièrement, c'est un petit village tu sais, donc ils n'ont que ça à foutre. Tiens, mets toi là . Emplacement 14. Tu mets ta caisse en travers pour qu'on ne te voit pas depuis la route et tu plantes ta tente derrière à la nuit tombée. Demain tu remballes tout avant le levé du jour.
- Parfait !
Tente plantée. En allant vers la douche je réalise que je n'ai pas de savon. Je retourne voir Alex, mon nouvel ami de la réception.
- Du gel douche ?! Bouges pas, j'ai ça pour toi
- Merci !
- Attends, pas de ça entre nous hein !
Allégé de trois kilos de crasse, je lui rends son gel douche avant qu'il n'entame la conversation. Cet homme, si ce qu'il dit est vrai, a eu dix vies. Il a fait de la prison après avoir refusé de faire son service militaire dans les années 80. Il a relié la Tunisie à Bruxelles en kayak afin de pouvoir entrer au parlement européen pour y parler de la migration de réfugiés à travers la Méditerranée. Chose qu'il a apparemment réussie. Il a également travaillé plusieurs années au camp de Lampedusa. Il a été marié à une canadienne et a vécu dix-sept ans aux États-Unis. Mais aussi au Brésil, avec une autre femme. Il parle cinq langues, ce que j'ai pu constater durant la soirée quand des clients de différentes nationalités venaient lui louer ses services. Il parcourt maintenant le monde à bord de son van aménagé et a élu domicile en Espagne, provisoirement.
Jour 4. kilomètre 479. 73 coureurs en lice.
Le soleil se lève, je remballe tout et vais dans le café du village d'Albaricoques pour me remplir le ventre pour deux euros. Antoine m'envoie un message pour me dire qu'il sera bientôt au point de rendez-vous. C'est propre et rassasié que je retourne au sanctuaire des scarabées. Ils sont toujours autant et je suis toujours seul. Je suis situé au croisement de quatre routes et je ne sais pas d'où Antoine va arriver et, comme les autres fois, je ne peux pas me permettre de le louper. Nous sommes au Cortijo Del Fraile, kilomètres 500. Une idée me vient. D'autres concurrents sont passés avant lui et ils ont forcément dû laisser des traces. Je recherche donc dans la poussière des marques de vélos et BIM ! J'ai ma route. J'ai l'impression d’être un trappeur du Montana à la recherche d'un animal rare dans les neiges de janvier. Mon animal rare c'est Antoine, mais dans la poussière de septembre.
Je suis stationné sur un monticule de terre et guette au loin. Il se rapproche et s’arrête. Son cou le fait souffrir le martyre. Son sac à eau, dans son dos, n'est pas adapté, il hurle de colère et le balance sur le bas côté.
- Balance cette merde ! C'est un sac de joggeur pas de cycliste ! Il me brûle le dos !
- Comment va ton cou ?
- Je souffre putain. Il me fait terriblement souffrir, je ne pense qu'à ça. Chaque mètre est un calvaire...
- Est ce que tu as besoin de quelque chose ? Je peux passer par une pharmacie.
- Non ! Pas d'assistance. Si ça comtinu comme ça je vais être obligé d'abandonner.
- Mais non ! Ne dit pas de conneries ! Tu vas y arriver !
- Franchement Aurélien je suis à bout. Le mental ça va, le physique ça va, mais j'peux pas lever la tête. Si je dois abandonner à cause de ça je suis dég putain...
Il repart.
Une heure et demie passe avant qu'il m'envoie un message disant qu'il est à Rodalquilar, il m'attend. En le rejoignant je traverse une étendue de plastique blanc à perte de vue. Des milliers de serres, apparemment visible depuis l'espace. Ils appellent ça la mer de plastique...
Antoine se boit une bière en terrasse. Il est midi.
- Tu vas bien ?
- Non, j'ai le cou bloqué. J'ai trouvé une pharmacie et j'ai pris un équivalent de décontractant musculaire. Pour en avoir du vrai il fallait une ordonnance.
Il retire son t-shirt pour se mettre de la crème. Il est squelettique. Il a facilement dû perdre 10 kilos en quatre jours. Son regard est vide, son âme s'est échappée, perdue dans les limbes andalouses. Il se prend une deuxième bière et s'allume une clope.
- J'ai trop mal. Si en fin de journée ça ne va pas mieux je serais obligé d'abandonner. Je ne peux pas lever la tête, je ne vois rien. C'est hyper dangereux surtout quand je suis seul dans la montagne.
- Écoute, on va rester ici un moment. Le temps que la pommade fasse effet et ensuite tu aviseras, ok ?
- Ouais.
Chaque secousse le pétrifie de douleur.
Deux heures plus tard il reprend la route. Je le double, passe une petite côte et me retrouve au sommet d'une falaise, nez à nez avec la mer. Magnifique. Je descends sur la plage attendant Antoine. J'attends. Des cyclistes passent mais pas celui que j’espère voir. Mon téléphone sonne.
- Allô ?
- J'abandonne, me dit Antoine des larmes dans la voix.
- T'es où ?
- La Isleta del Moro.
- J'arrive
Une fois sur place je le retrouve sur les hauteurs du village, assis sur le sol, la tête dans les genoux. Je ne l'entends pas mais je sais qu'il pleure. Je prends une dernière photo. Et c'est la photographie la plus difficile que j'ai à prendre durant ce périple.
Antoine est ce genre de chien de combat qui ne lâche jamais prise à moins d'y être contraint. C'est donc très dur de le voir abattu, impuissant. Il se redresse. Les larmes dégringolent sur ses joues.
- Je suis arrivé jusqu'à la mer Aurélien. Dit-il le sourire aux lèvres.
- Je suis fier de toi Antoine.
Il se lève.
- Aller viens. On va manger au resto.
Nous sommes kilomètre 520. 80 coureurs ont fini la course. 87 ont abandonnés avant lui, 7 après. Pas mal pour un amateur ! Il ne reste que 227 kilométres jusqu'à la ligne d'arrivée.